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Publié le 1er août 2007
Traductions disponibles en : English (original) . Español .

Faire rendre des comptes sur le devoir de rendre des comptes

Thèmes forts liés : Gouvernance, Droits de l’Homme, et responsabilité .
Thèmes généraux liés : Gouvernance .

Un article de George Lakoff et Glenn W. Smith [1]

°° Introduction, par Nina Gregg

Que signifie la responsabilité ? Dans cet article, George Lakoff, un professeur de linguistique très connu de l’université de Californie à Berkeley et auteur de plusieurs livres influents (Moral Politics : How Liberals and Conservatives Think and Don’t Think of an Elephant, Know Your Values, Frame the Debate) examine plusieurs exemples d’affirmations publiques concernant la responsabilité et analyse les différentes significations du « devoir de rendre des comptes » et de la « responsabilité » par des progressistes et des conservateurs des États-Unis. Lakoff est Associé Supérieur au Rockridge Institute qui héberge le site Rockridge Nation et un blog qui identifie et analyse les valeurs et les cadres qui définissent le débat public. °°

« J’essaie de ne pas dire que je n’ai pas le devoir de rendre des comptes ».
Le lieutenant général Kevin Kiley, ancien commandant de l’hôpital Walter Reed

Maintenant que les Démocrates du congrès américain peuvent provoquer des auditions avec des témoins sous serment, l’expression « devoir de rendre des comptes » est enfin arrivé dans l’ordinaire des informations quotidiennes. Mais que signifie, exactement, le « devoir de rendre des comptes » ?

Les devoir de rendre des comptes est ce que l’on appelle une notion contestée, c’est-à-dire, une notion qui comporte des significations différentes pour différentes personnes, selon leurs valeurs. Ce que nous avons trouvé est que les conservateurs et les progressistes signifient systématiquement des choses différentes quand ils utilisent l’expression. Cela n’est pas surprenant, étant donné les significations radicalement différentes de « liberté » selon qu’on est de gauche ou de droite, comme le démontre George Lakoff dans son livre, Whose Freedom ? (la liberté de qui ?)

Comme pour toutes les notions contestées, il existe à la base une signification partagée du devoir de rendre des comptes, et elle est liée à la signification de « responsabilité » : Quiconque est responsable a le devoir de rendre des comptes, et l’on peut exiger de cette personne qu’elle rende des comptes sur ses responsabilités.

Et c’est à cela que se limite le sens partagé. La responsabilité elle-même est contestée. Pour les progressistes, elle recouvre la responsabilité sociale ainsi que la responsabilité personnelle - la responsabilité aussi bien de soi que de toute autre personne que son manquement pourrait nuire. Pour les conservateurs, la responsabilité ne dénote que la responsabilité individuelle. La différence n’est pas surprenante, puisqu’il s’agit dans le conservatisme de responsabilité individuelle alors que le progressisme est axé sur la responsabilité individuelle et sociale.

La différence dans la signification de la responsabilité provient aussi de la différence générale entre les valeurs progressistes et les conservatrices. Dans la stricte moralité du père, qui constitue la base des valeurs conservatrices, le père est l’autorité morale incontestable à laquelle il faut obéir. C’est lui qui exige des comptes de ceux qui se trouvent sous son autorité et qui inflige des punitions en conséquence. Dans la vision du monde conservatrice, il y a des autorités légitimes dont le travail est d’exiger des comptes des autres et d’infliger des punitions pour les manquements à la responsabilité individuelle. Leur responsabilité individuelle et leur devoir de rendre des comptes se limitent à exiger des comptes de ceux sous leur autorité et à appliquer des punitions.

Pour les progressistes, on doit rendre des comptes à ceux dont on a la responsabilité - ceux que ses actions affectent ou peuvent nuire. Pour le gouvernement, le devoir de rendre des comptes est associée à la transparence. Les fonctionnaires de l’État sont supposés être « transparents », c’est-à-dire, dire au public ce qu’ils font et pourquoi. Le pourquoi est un « compte » - une explication de ses actions. On peut ensuite juger de la performance des fonctionnaires de l’État quand ils agissent ainsi qu’après qu’ils ont agi, et juger sur cette base s’ils ont honoré leurs responsabilités. Cette vision progressiste s’accorde avec les familles dont les parents assument la responsabilité d’expliquer à leurs enfants pourquoi ils leur disent ce qu’ils ont le droit et pas le droit de faire.

Il y a ainsi une énorme différence dans la signification de la responsabilité entre les progressistes et les conservateurs. Pour les progressistes, les conservateurs ont l’air d’invoquer le devoir de rendre des comptes pour éviter la responsabilité. Voici pourquoi. Un conservateur qui détient de l’autorité tient d’autres personnes sous son autorité au devoir de rendre des comptes, et lorsqu’il inflige une punition à ces subalternes, sa responsabilité personnelle est accomplie. Fin de l’histoire. Mais pour les progressistes, cette même personne a une responsabilité sociale à l’égard de tous ceux que ses actions pourraient nuire. Il a un devoir publique de rendre des comptes. Tenir un subalterne au devoir de rendre des comptes et infliger une punition ne suffit pas. Il reste socialement responsable. Quand il se contente de tenir les autres au « devoir de rendre des comptes », il évite cette responsabilité.

Jusqu’à présent, la différence systématique dans ce que le devoir de rendre des comptes et la responsabilité signifient pour les progressistes et pour les conservateurs n’a pas été éclaircie pour le public. Il s’ensuit une confusion sur qui est responsable de quoi et qui doit rendre des comptes à qui et pourquoi. Or le devoir de rendre des comptes est central lorsque l’on cherche à qui la faute, et quand les choses tournent mal, il est important de savoir à qui la faute et pourquoi.

Commençons nos exemples avec le président Bush.

« Peu avant son inauguration à son deuxième mandat, on a demandé au président Bush pourquoi personne n’était tenu pour responsable des erreurs du premier mandat. ‘Nous avons eu un moment pour le devoir de rendre de comptes’, a-t-il répondu, ‘et cela s’est appelé les élections de 2004’. »
Peter Baker, Washington Post, 7 mars 2007

En bref, le président ne rend des comptes aux électeurs qu’à l’occasion d’une élection - un « moment » du devoir de rendre des comptes où les électeurs peuvent le « punir » en ne le réélisant pas. « J’entends les voix, et je lis la une, et je suis au courant de la spéculation. Mais c’est moi le décideur, et je décide ce qui est le mieux ».
Le président Bush, à propos des demandes que Rumsfeld démissionne

L’étymologie de « responsabilité » est la même que celle de « répondre » - la responsabilité implique de devoir répondre quand on vous pose des questions. Mais Bush, un conservateur en position d’autorité, dit, en effet : « Je ne suis pas obligé de répondre. C’est moi qui décide ». Logiquement, le manque de transparence dans l’administration Bush est aussi une conséquence de son conservatisme radical. Le décideur, autorité ultime, n’a pas à rendre des comptes au public une fois qu’il est élu qu’il n’a plus le droit constitutionnel de se représenter.

Considérons maintenant les remarques de Robert Gates à une conférence de presse récente sur les conditions à l’hôpital Walter Reed.

« Un dernier point sur la question du devoir de rendre de comptes. Un principe de base de notre système militaire est que nous donnons aux commandants le pouvoir de la responsabilité, de l’autorité et des ressources nécessaires pour accomplir leur mission. Avec la responsabilité vient le devoir de rendre des comptes. Je crois profondément qu’une organisation avec les énormes responsabilités du ministère de la Défense doit vivre avec les principes du devoir de rendre des comptes à tous les niveaux. En conséquence, après avoir établi les faits, ceux qui sont responsables d’avoir laissé se développer cette situation inacceptable sera tenu en effet à son devoir de rendre des comptes ».

Or Gates lui-même, en tant que ministre de la Défense, comme Rumsfeld avant lui, était responsable dès le début de la guerre de s’assurer qu’on prendrait soin, correctement, de nos vétérans blessés. De plus, Bush était également responsable, comme l’était la commission des forces armées dirigé par les Républicains tout au long de l’année 2006. Mais Gates n’est pas en train de dire que l’on doit tenir Bush ou les Républicains de la commission des forces armées à leur devoir de rendre des comptes. Il ne dit pas, non plus, qu’à l’avenir il devra lui-même rendre des comptes. Au lieu de cela, il punira ceux qui se trouvent sous ses ordres dans la chaîne de commandement. Et en effet, il a exigé la démission du ministre des Armées et le général responsable de l’hôpital Walter Reed.

L’histoire doit-elle se terminer là ? Voici ce que dit Eugene Robinson du quotidien le Washington Post : « Il est difficile le croire, mais on tient vraiment les fonctionnaires qui ont présidé à un échec terrible du gouvernement à leur devoir de rendre des comptes. »

Mais ce n’est pas là que l’histoire doit se terminer. La bonne réponse des Démocrates et de la presse serait de ne pas s’en satisfaire, mais de continuer à faire pression sur cette question, car il n’y aura toujours pas un traitement satisfaisant des vétérans dans un avenir proche. En outre, le public doit aussi tenir le président à son devoir de rendre des comptes. Son manque d’inquiétude à propos de la situation critique des vétérans pendant de longues années fait partie de sa trahison du public américain.

Considérons ensuite Robert Mueller, directeur du FBI, qu’on questionnait sur la révélation que des agents du FBI avaient espionné des citoyens américains illégalement - même au regard des provisions très souples du Patriot Act [des provisions d’exception du style « vigipirate » français, mises en place après le 11 septembre 2001, note de traduction]. Voici Mueller :

« Mais il faut, et l’on doit, poser la question : Comment cela peut-il arriver ? Qui a le devoir d’en rendre des comptes ? Et la réponse à cette question est : C’est moi qui doit rendre des comptes ».

Et ensuite d’affirmer que les employés du FBI feront sans doute l’objet d’une action disciplinaire. Mueller dit que c’est lui qui « doit rendre des comptes ». Mais il ne propose pas de démissionner. Et il n’accepte pas, non plus, la responsabilité continue d’assurer que cela ne se produise plus jamais. Au lieu de cela, il va punir des subalternes. Pour lui, cela suffit pour ce qui concerne ses responsabilités - il a fait ce qui correspond à son devoir de rendre des comptes. Il n’y pas d’explication publique de ce qui s’est passé. Il n’y a pas de procédure annoncée publiquement pour assurer que cela n’arrive plus. Et Mueller ne dit pas que les hauts fonctionnaires du ministère de la Justice ont à rendre des comptes, non seulement en tant que responsables du passé mais pour garantir l’avenir.

Il y a ensuite le cas du Garde des Sceaux Alberto Gonzales, à une conférence de presse sur les licenciements, motivés par des raisons politiques, de procureurs du ministère de la Justice, soit pour avoir manqué de poursuivre en justice suffisamment de Démocrates, soit pour avoir eu l’effronterie de poursuivre des Républicains coupables.

« J’accepte la responsabilité de tout ce qui se passe ici dans ce ministère, mais quand vous avez 110 000 personnes qui travaillent au ministère, évidemment on va prendre des décisions dont je ne suis pas conscient en temps réel. »

L’utilisation du « on » vaut un détour : « on va prendre des décisions ». L’implication est que les décisions sont prises par d’autres personnes sans qu’il en ait connaissance ou qu’il y consente. Mais rien n’est dit sur sa responsabilité (a) d’assurer que personne ne prenne des décisions motivées par des raisons politiques, (b) d’avoir des procédures en place pour le garantir et (c) de rendre ces procédures et les bases des décisions transparentes.

La référence au « temps réel » est intéressante également. La supposition est qu’il n’y a pas le moindre laps de temps entre le moment où l’on prend un décision et celui où on les applique, qu’après la prise de décisions mais avant leur application, il n’y avait pas un laps de temps suffisant pour qu’il en soit informé. Une fois de plus, c’est la faute aux subalternes - qui ont pris les décisions et les ont appliquées sans « temps réel » pour l’informer.

La question du devoir de rendre des comptes dans ces cas est particulièrement poignante quand l’on considère le rôle central du devoir de rendre des comptes dans la politique d’enseignement des conservateurs. Le « No Child Left Behind Act » (plan « pas un enfant laissé sur le bord de la route ») est un modèle du déplacement du devoir de rendre des comptes et de la responsabilité vers les niveaux les plus bas possibles. Qui est responsable d’assurer que les écoles aient les installations et du financement pour des professeurs très qualifiés ? Qui est responsable d’assurer que les élèves les plus pauvres aient suffisamment à manger quand ils viennent à l’école ? Qui est responsable d’assurer l’éducation précoce des enfants afin que les jeunes enfants soient préparés à l’apprentissage quand ils arrivent à école ? Est-ce le président, qui propose le budget national ? Le congrès, qui définit les programmes et les finance ? Les gouverneurs et les législatures des États ? Les maires ? Les conseils scolaires ? Les contribuables qui refusent de payer pour des écoles excellentes ?

D’après Bush, ce sont les professeurs, les écoles individuelles et les élèves eux-mêmes. Plus important, ce n’est pas Bush. Et ce ne sont pas non plus ceux qui fixent les politiques et les priorités de financement. Ce ne sont certainement pas les politiciens conservateurs qui s’opposent à collecter des impôts pour financer des écoles excellentes. Il s’agit exactement de ce que l’on attend de l’idéologie conservatrice de la responsabilité individuelle, et non sociale.

Cette dissociation des deux concepts, le devoir de rendre des comptes et la responsabilité, se retrouve dans la culture d’entreprise, où les PDG ne sont pas responsables des résultats de leur entreprise. L’entreprise peut avoir des mauvais résultats, et le PDG peut encore partir avec un parachute doré de beaucoup de millions. Comme dans toute politique conservatrice, la personne responsable n’a pas lui-même a rendre des comptes.

Que faire ?

Cette analyse n’est pas proposée pour le seul intérêt de l’analyse. La vraie question est de savoir quelle action entreprendre. D’abord, déterminer si la notion du devoir de rendre des comptes est utilisée dans son sens progressiste ou conservateur. Ensuite, quand un membre de la presse utilise la version conservatrice pour éviter la responsabilité, hurler : écrire à votre journal ou à un autre média et le faire savoir. Si possible, appeler. En parler aux amis et les sensibiliser à la distinction. Le devoir de rendre des comptes, le vrai, est important pour notre démocratie. Enfin, si ce n’est pas déjà fait, se brancher sur Rockridge Nation - notre réseau d’expression libre - pour la discussion de Thinking Points (points de réflexion), notre manuel pour progressistes qui veulent s’exprimer librement.

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[1] Note de traduction : Le mot « accountability », qui est au cœur de cet article (le titre en anglais est «  Making Accountability Accountable »), n’a pas de traduction française. Selon les contextes, on utilise le mot « responsabilité » ou « transparence ». Cet article déclinant de subtiles distinctions entre les notions de « responsabilité », de « transparence » et l’ « accountability  », nous avons pris le parti de traduire cette dernière notion par sa déclinaison intrinsèque linguistique, qui est, très précisément, « la qualité de devoir rendre des comptes » et que nous avons simplifié par « le devoir de rendre des comptes ».

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