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Publicado el 12 de abril de 2006
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Enjeux pour une refondation du Droit

L’enjeu est au moins triple. Tout d’abord, on se rend compte que la théorie moderne du droit vacille, et ceci même en son berceau, dans les pays occidentaux. Avec les phénomènes de globalisation et l’affirmation de l’émergence de la gouvernance comme nouveau modèle de régulation, l’État de Droit se trouve assigné à une nouvelle place. Il ne détient plus le monopole de la régulation juridique et commence à devenir un partenaire, même s’il est privilégié, dans un champ juridique marqué de plus en plus par de nouvelles dynamiques de régulation et des phénomènes de corégulation (voir Arnaud 2003 : 305 ss, Frydman 2004, cf bibliographie). Le monopole étatique sur le Droit se trouve de plus en plus remis en cause par des formes concurrentes ou complémentaires de régulation. La notion de « gouvernement » laisse de plus en plus la place à celle de « gouvernance » qui allie explicitement dynamiques « juridiques », « économiques », « sociales » voire « culturelles » à travers son caractère processuel et son accent mis sur la participation. Ces mutations du champ juridique nous interrogent. L’image de la juridicité que nous renvoient d’autres cultures – et qui n’est souvent pas liée à la mythologie de l’État et d’un champ juridique autonome du reste de la société - se révèle dans ce contexte fort utile pour essayer de comprendre les juridicités émergentes.

Si dans le domaine de la coopération judiciaire [1] et aussi à travers les conditionnalités imposées aux pays du Sud à travers le nouveau prisme de la good governance la généralisation d’un modèle occidental perçu comme universel continue a être la norme, il n’en est pas moins vrai que la notion de gouvernance avec son accent mis sur la « participation » des « sociétés civiles », sa reconnaissance de la « corégulation » a ouvert une porte potentiellement émancipatrice. J’insiste sur « potentiellement ». Comme nous l’avons montré dans le dernier chapitre, la gouvernance en tant que « bonne gouvernance » est aussi largement « un loup déguisé en agneau par les juristes du modernisme en déroute » [2] et il ne faut pas se laisser abuser. De même de nombreux termes corollaires tels ceux de « société civile », « participation », « responsable » etc. sont, comme nous l’avons montré, à double tranchant [3]. Cela dit, dans une acceptation émancipatrice, la gouvernance pourrait contribuer à « rendre la production du droit » aux peuples pour reprendre une expression de Jacques Vanderlinden (1996). Par son caractère moins rigide et plus axée sur les processus de la juridicité et l’inclusion à ces processus des divers acteurs, la gouvernance pourrait être ce prisme permettant d’endogénéiser le Droit dans de nombreux pays. La transition n’implique d’ailleurs pas, comme on pourrait avoir tendance à le penser, une disparition de l’État. Dans certains contextes où l’État, s’il n’est pas carrément totalitaire, brille surtout par son absence ou par manque de ressources évidentes pour remplir les plus basiques de ses missions, la redéfinition de son rôle en partenariat avec d’autres acteurs peut lui donner une sphère d’action avec des missions qu’il pourrait effectivement remplir, lui redonnant par là une légitimité actuellement souvent absente aux yeux de nombreux de ses citoyens et contribuant ainsi à sa revitalisation [4].

Il y a enfin un troisième enjeu. Si les deux premiers étaient d’une certaine manière liée à des contextes plus locaux où il s’agissait de repenser les bases de l’organisation juridique contemporaine dans la transition paradigmatique de la modernité à la post- ou transmodernité, le dernier se situe à un niveau plus global : comment rendre justice au niveau global à l’émergence du pluralisme et de l’interculturalisme ? Si le rétrécissement de notre planète a sans aucun doute exacerbé notre conscience du caractère pluraliste de notre monde, incitant certain à agiter le spectre d’une guerre des civilisations (Huntington 1997), cette prise de conscience tarde à se répercuter dans la « structuration de notre monde comme un tout » [5]. Si on pouvait rêver avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide à l’émergence d’un monde pluripolaire, ces espoirs ne se sont pas concrétisés. Il semble bien au contraire, quoi que l’on pense du socialisme, qu’avec la chute du bloc « de l’Est » s’est également effondrée une intuition politique de base : que l’organisation d’une « bonne vie » en société est aussi affaire de choix. Aujourd’hui c’est une logique particulière, néolibérale, qui a pris le dessus et monopolise l’horizon imaginaire où s’inscrivent les réflexions sur notre condition globale. La globalisation qu’on décrit (et décrie) souvent comme une dynamique de dérégulation est bien plus une dynamique de nouvelle régulation privilégiant les logiques commerciales sur toutes les autres [6]. Certains auteurs l’analysent même comme un processus d’économicisation [7] du monde [8] Comme le souligne Nuri Albala (2005 : 147-148, cf bibliographie) l’affirmation que le libéralisme déréglemente est inexacte. C’est plutôt à une nouvelle régulation surdéterminée par l’idéologie d’un marché libre qu’on assiste. Pour cet auteur, la perception de la déréglementation n’est rien d’autre que le fruit d’une observation juste et d’une croyance erronée. « L’observation juste est que le système libéral, et spécialement l’OMC, cherche par tout moyen à démanteler la réglementation protectrice des droits sociaux et de l’environnement (…) L’origine de la croyance erronée, par contre, tient sans doute au fait que les tenants de l’économie libérale ont tellement fait de discours pour dire que la réglementation étatique tatillonne empêche le commerce de fonctionner, que l’on a fini par les croire. Pourtant, ils n’ont rigoureusement rien contre la réglementation étatique, mais seulement contre la réglementation étatique protectrice des droits sociaux ou de l’environnement : la réglementation leur paraît tout à fait bienvenue pour peu qu’elle garantisse aux entreprises commerciales la liberté de faire des bénéfices, où elles peuvent et comme elles veulent. (…) Et c’est là que le système mis en place par l’OMC devient particulièrement redoutable : la règle de commercialité devient la règle générale dans tous les types de relations humaines et cette règle, on l’a vu plus haut, ne vaut pas seulement pour les relations internationales mais pour tout ce qui est commercial, c’est-à-dire pour toutes les relations humaines ou à peu près sociales (les services, la création intellectuelle, les mesures sanitaires, etc.). La conséquence juridique est très simple : les règles protectrices de l’environnement doivent être regardées comme des exceptions à interpréter le plus restrictivement possible par rapport à la règle générale de commercialité.» (Albala 2005 : 147-148, cf bibliographie). De plus la pensée unique du marché se double d’un second phénomène unitariste étudié sous la bannière de « l’émergence de l’empire ». Les États-Unis et leurs intérêts marchands règnent actuellement en maîtres du monde et ne connaissent pas encore de véritables rivaux ce qui augmente la difficulté de s’engager dans une organisation pluripolaire du monde [9].

Des mouvements altermondialistes qui contestent cet état des choses émergent, d’autres se confirment. Il n’est pas encore très clair comment ils influenceront effectivement la mise en forme de notre espace global. Or, c’est au niveau de la gouvernance globale que se cristallisent aujourd’hui un grand nombre de défis. Ainsi une réflexion juridique, au sens large, se révèle indispensable pour pouvoir « rendre un autre monde possible ». Si les mouvements altermondialistes prennent de l’importance, il faut s’interroger sur leur capacité à réformer le « système » ainsi que sur les stratégies à mettre en œuvre. Si un mouvement d’envergure a été indéniablement amorcé avec le lancement du premier Forum Social Mondial (FSM) à Porto Alegre en 2001, son orientation n’est pas encore très claire [10]. Il est indispensable de compléter ces perceptions « du dehors » par des réflexions sur des réformes possibles du système existant, à savoir celui des Nations Unies. « L’enjeu aujourd’hui est considérable. Il s’agit de la construction d’un système international et d’instances politiques qui contreviennent à la globalisation des échanges économiques et à la primauté du marché mondial. Il s’agit aussi de répondre à la construction de la paix et au règlement des conflits dans un monde où la guerre devient la règle. Il s’agit enfin de s’élever contre l’unilatéralisme et les inégalités géopolitiques et aussi de sortir du tête-à-tête entre les États et les entreprises en laissant une place à de nouveaux acteurs, notamment le monde associatif et les collectivités locales. Les Nations Unies sont au centre de ce débat (…) » (Massiah 2005 : 380, cf bibliograpie), mais le système nécessitera d’importantes réformes pour relever les défis contemporains [11]. Claudine Brelet (1995) se livre à une anthropologie de l’ONU dévoilant son utopie et sa fondation qui peut se révéler intéressante pour repenser une transformation dans la continuité. Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir ces questionnements à caractère plus politique, mais de relever l’importance de réfléchir au Droit, dans sa caractéristique de mettre en forme et de mettre des formes à la reproduction de nos vies en société et à la résolution de nos conflits, pour pouvoir s’engager dans une « utopie d’un vivre-ensemble non-hégémonique » ou dans une hétérotopie pour reprendre les termes de Boaventura de Sousa Santos. Quel est donc le socle sur lequel bâtir ou l’horizon dans lequel s’inscrire ?

Outre la découverte de la fragilité, se dessine à travers nos réflexions la découverte concomitante du pluralisme et de la « relationalité » [12] de toute chose. On ne saurait cloisonner notre vivre-ensemble en départements étanches. Il faut se réorienter vers des analyses plus holistes ou plutôt plus « relationnelles ». Les analyses « holistes » en termes de « structures » et de « surdéterminations » ne sauraient plus nous satisfaire aujourd’hui. D’où la nécessité d’approches « relationnelles » caractérisées par une mise en relation des champs pertinents des phénomènes sociaux à travers une approche processuelle et dynamique plutôt que par une analyse systémique. Le jeu des lois d’Étienne Le Roy que nous avons croisé plusieurs fois au cours de cet ouvrage (Le Droit au miroir des cultures. Pour une autre mondialisation) en est une illustration : c’est des situations et des acteurs et de leurs jeux et interactions autour d’enjeux identifiés qu’il s’agit de reconstruire les règles du jeu social et les modalités de leur légitimité dans des contextes et par rapport à des problématiques donnés, plutôt que d’aborder la question « par le haut », en partant du système juridique, ou d’une définition du Droit posé a priori [13].

L’approche relationnelle qui souligne l’importance des acteurs appelle comme corollaire un complément éthique : on ne saurait traiter « l’autre », que ce soit l’autre culturel, la nature ou les générations futures uniquement comme simple objet de régulation. C’est le [sujet de relations. Ainsi, une exigence de penser en termes de sujets émerge. À défaut de pleinement concevoir la nature ou les générations futures comme sujet à part entière, il n’en reste pas moins que nous devons inventer de nouvelles relations de respect et de partage. Surtout il faut s’émanciper de l’approche du one best way, et a fortiori si celle-ci se présente sous la forme des lois naturelles du marché (voir par exemple Latouche 2003, cf bibliographie). Le défi central consiste peut-être de dégager un horizon pour repenser le partage de nos vies et les modalités de la participation de tous au tout, du singulier à et dans l’universel. Ce qui demande de refonder nos Droits en réintroduisant peut-être la notion de responsabilité qui, doit-on le rappeler, trouve sa racine dans le mot latin respondere, répondre. Car comme le soulevait François Ost [14] (1997 : 45-46, cf bibliographie), « Parler en termes de droits, c’est poser le primat, chronologique et axiologique, de l’individu : à la limite, un individu souverain, autoengendré, maîtrisant totalement sa vie et disposant de ses droits, arrivant d’emblée à l’âge adulte dans une société d’égaux où il entend bien négocier, rationnellement et efficacement, la part d’avantages qui lui revient. Amorcer la réflexion à partir de la catégorie de responsabilité, au contraire, c’est restaurer une part, sinon de passivité, du moins de ‘réceptivité’ dans la vie individuelle et sociale ; c’est s’affranchir des illusions du solipsisme et admettre, comme la psychanalyse nous le rappelle aujourd’hui, que ‘je’ est toujours aussi un ‘autre’, toujours déjà engagé dans l’interlocution et la chaîne de la transmission, donataire et héritier avant d’être sujet actif – tributaire d’une dette (faite de don comme de manque) qu’il lui revient d’assumer et de transformer et sans laquelle il ne serait même pas en mesure d’accéder à son identité».

Suite avec l’article Refonder nos droits à l’aube du troisième millénaire – Autour d’une notion revisitée de responsabilité ?

[1] Pour se familiariser avec les enjeux de la coopération judiciaire française avec l’Afrique voir plus particulièrement Le Roy & Kuyu 1996.

[2] expression de Jacques Vanderlinden

[3] Voir aussi dans ce contexte Parthasarathy 2005, cf bibliographie.

[4] voir dans ce contexte les réflexions de Jan Kooiman sur la gouvernance. Pour cet auteur (2003 : 3) « Governing issues generally are not just public or private, they are frequently shared, and governing activity at all levels (from local to supra-national) is becoming diffused over various societal actors whose relationships with each other are constantly changing. There has, judged against traditional public governing activities, been an increase in the role of government as facilitator and as co-operating partner. As such it is more appropriate to speak of of shifting than of shrinking roles of the state. However, a reshuffling of government tasks and a greater awareness of the need to interact with other societal actors does not render traditional government interventions obsolete. It merely implies a growing awareness of the limitations of traditional governance by the state on its own. » Pour des exemples voir Eberhard 2005

[5] Pour faire référence à la définition de la globalisation par Robertson 1996 : 21-22

[6] Ces tendances ont été soulignées dans un ouvrage collectif sur Droit, gouvernance et développement durable (Eberhard 2005)

[7] Pour Serge Latouche (1998 : 21) auquel j’emprunte le terme c’est « la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, sinon en marchandises. ». Voir dans ce contexte aussi les numéros 147 et 149 (2005) de la revue Interculture qui portent sur « Le terrorisme de l’argent ».

[8] Mais la globalisation ne se réduit pas à ces tendances négatives, mais est aussi porteuse de dynamiques d’émancipation. Voir dans ce contexte la typologie de Boaventura de Sousa Santos (2001 : 52) qui évoque deux champs d’une globalisation émancipatrice qu’il distingue des formes de globalisation hégémoniques : le cosmopolitisme qui « se manifeste dans les luttes des régions, des classes ou des groupes sociaux subjugués et de leurs alliés organisés transnationalement pour la défense des intérêts reconnus comme communs et utilisant à leur profit les capacités d’interaction transnationale créés par le système monde » et le patrimoine commun de l’humanité qui regroupe « l’émergence de problèmes, qui de par leur nature, sont aussi globaux que le globe lui-même ». Voir aussi Dasgupta

[9] Voir par exemple pour illustrer les débats contemporains sur l’« empire » et sa tension avec le« cosmopolitisme » Dallmayr 2005, Gills 2005, Naïr 2003 et aussi Said 2000.

[10] Pour un historique et les enjeux contemporains des FSM voir par exemple Cassen 2003 ; Byrd 2005 ; Fondation pour le Progrès de l’Homme 2006.

[11] Pour approfondir ces questions voir de manière générale Duchatel & Rochat 2005, cf bibliographie

[12] Outre les développements de cet ouvrage, il est intéressant de se reporter aux réflexions de Pierre Bourdieu sur « penser relationnellement » (1992 : 196 ss).

[13] Voir Le Roy 1999 et plus particulièrement p 178 ss, cf bibliographie

[14] Voir aussi dans ce contexte aussi les réflexions de Paul Ricoeur sur la structure dialogique et institutionnelle du sujet de droit (1995 : 33 ss).

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