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Published on 18 January 2006
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La Guerre, la Paix et Michelle Bachelet

by Arnaud BLIN
Associated Central Topics: The military and responsibility .
Associated General Topics: Conflict management . Culture of peace .

Récit de la rencontre de militaires pour la paix et la démocratie à Santiago en octobre 2005.

Je connaissais bien la ville de Valparaiso. J’y avais séjourné plusieurs fois par le passé, chaque fois subjugué par son charme envoûtant. Cette ville si particulière m’avait toujours fasciné, notamment pour sa capacité à rester figée dans le temps, contrairement à Santiago dont le visage, ou une partie du moins, se rajeunit de manière perpétuelle. Le voyage vers le port chilien constituait le volet « culturel » du colloque. A ce titre, les participants y étaient conviés sur une base volontaire et d’ailleurs guère plus de la moitié d’entre eux était du voyage, le reste étant déjà repartit vers d’autres cieux. La veille, nous avions visité Isla Negra, la célèbre maison de Pablo Neruda, désormais passage obligatoire pour tout touriste parcourant le Chili. Ne restait plus que Valparaiso.

Nous étions arrivés un peu fourbu en début de soirée. Notre hôtel, en face du sénat chilien, avait « oublié » d’effectuer nos réservations. Habitués à ce que la logistique soit irréprochable, les généraux commençaient à grogner. Finalement, Carlos Liberona, responsable de la logistique, et sa femme nous trouvaient un autre hôtel, mais à Viña del Mar, station balnéaire insipide bordée d’immeubles en béton qui touche le port de Valparaiso. Peu après avoir déposé nos bagages à Viña, nous repartions vers Valparaiso pour rencontrer El Chago, un ami de Gustavo Marin, qui nous avait organisé une rencontre avec des « jeunes » prévue pour le lendemain matin par l’intermédiaire de son organisation, Le Centre Culturel Playa Ancha. El Chago nous attendait au restaurant, dont la cuisine typiquement chilienne était parfaite pour réchauffer nos estomacs en manque. El Chago et une de ses amies étaient assis en face d’Hugues de Courtivron et de moi-même. Hugues, général de l’armée française (et désormais civil), ne maniant guère la langue de Cervantes, j’était promus interprète de service. El Chago et son amie se présentaient, Hugues et moi-même faisions de même. La conversation n’avait pas encore commencé qu’ El Chago posait alors la première question, destinée à Hugues : « Comment est-ce que tu peux oser parler de paix, toi qui est militaire ? ». J’étais un peu surpris mais j’avais bien compris la question. Il fallait maintenant que je traduise pour Hugues. Ce dernier, surpris lui aussi lorsque je le répétait la question, n’en était pas pour autant décontenancé : militaire de carrière dans l’après soixante-huit français, il en avait vu d’autres.

Je mesurais tout d’un coup le fossé qui séparait les deux hommes. Le premier avait été militant d’extrême gauche et avait subi les trois décennies de l’ère Pinochet : comment pouvait-il faire confiance à un officier supérieur, même étranger, dès lors que l’uniforme militaire avait incarné la torture et la répression ? C’était déjà beau qu’il accepte de s’asseoir en face d’un général. Le second, nourri dans le respect suprême du militaire pour les institutions démocratiques, était de son côté tout aussi révolté que des officiers puissent abuser de leur pouvoir. Pour El Chago, cependant, le constat l’amenait à rejeter sa société, y compris le Chili démocratique de l’après-Pinochet, pour l’idéologie marxiste-léniniste dont Hugues et moi-même connaissons trop bien les tenants et les aboutissants. C’est donc sur ces bases qu’un dialogue animé de deux heures s’engagea entre Chago et Hugues, avec votre serviteur comme « arbitre » du débat. En sortant de table – épuisé – je me faisais la réflexion que la rencontre du lendemain risquait d’être intéressante.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, un bus transporta notre groupe de Viña del Mar à Valparaiso. J’étais assis à côté de l’Amiral indien Ramu Ramdas qui me faisait part de son idée de créer une agence spécialisée dans la gestion des tremblements de terre – en effet, nous venions d’apprendre qu’un séisme venait d’entraîner plusieurs milliers de Pakistanais et d’Indiens vers la mort.

Notre bus était arrivé à destination. La rencontre devait avoir lieu dans l’ancienne prison de Valparaiso. Je n’avais pas réellement réfléchi au préalable à la bizarrerie de cette situation : une rencontre entre militaires et jeunes au sein même de la prison où étaient enfermés il y a quelques années les prisonniers politiques du régime Pinochet !
Dès ma descente du véhicule, je sentis qu’un événement allait se produire. El Chago, toujours lui, était là pour nous accueillir. La quarantaine, les traits fatigués, El Chago avait la démarche chaloupé du marin, le corps trapu et compact qui aurait pu être celui d’un ancien guérillero et un visage enfantin prématurément vieilli, probablement par le soleil, le vent et la mer comme si le port de Valparaiso s’était inscrit petit à petit sur son visage.

La prison de Valparaiso est située à mi hauteur : à l’entrée, on aperçoit le port vers le bas mais la crête montagneuse qui entoure en demi-cercle la cour et le bâtiment principal donne l’impression qu’on se trouve dans une cuvette fermée. Les nuages bas qui bloquaient le ciel ce jour-là, contribuaient à renforcer le sentiment d’oppression de l’enceinte carcérale. Une nappe brumeuse couvrait les milliers de petites maisons qui s’entassent sur la colline et que l’aperçoit depuis la prison, certaines étant situées à quelques dizaines de mètres à vol d’oiseau des cellules. El Chago nous entraîna dans la cour de la prison : un vaste terrain vague où quelques mauvaises herbes mènent un combat désespéré contre un vent incessant. El Chago nous emmena vers la droite, dans un petit bâtiment que la ville avait fourni à son association. A l’intérieur, dans une espèce de musée macabre, on pouvait admirer l’intérieur d’une cellule avec les lits superposés, et à côté les œuvres d’art confectionnées par Le Centre Playa Ancha, ainsi qu’un mini théâtre. L’initiative de reconversion de ce lieu était sympathique mais le manque de moyen évident ne pouvait que laisser un arrière goût bizarre au visiteur.

De là, El Chago nous emmena en face dans le bâtiment principal. Comme ces villes de l’Ouest américain de l’époque de la ruée vers l’or qui sont restées figées après le départ précipité de leurs habitants, la prison de Valparaiso semblait avoir été vidé de ses locataires hier matin. L’intérieur humide, froid et obscur ressemblait à n’importe quelle prison du monde : pour ma part, c’était la première fois que je pénétrais dans un tel établissement mais j’avais vu suffisamment de films policiers pour que cette vision me soit familière. Alors que je pensais au sort des anciens prisonniers qui se succédèrent dans ces mûrs affreux, j’apercevais mon ami Gustavo en train de prendre des photos avec son appareil numérique, comme si de rien n’était, tel un touriste se baladant au Macchu Picchu ou dans la galerie des Glaces à Versailles. Gustavo : trois années passées dans une prison semblable au sud du Chili. Il avait réchappé de justesse à la mort grâce à sa présence d’esprit à un moment où ses chances de survivre étaient quasiment nulles. Et voilà que désormais, il se promenait comme si de rien n’était, faisant quelques commentaires anodins sur ses conditions de vie en prison.

Un peu plus loin, le colonel uruguayen dont j’oubliais toujours le nom paraissait moins assuré. Jeune officier, il était venu étudier en France et à ce titre maniait parfaitement la langue de Molière. Colonel, il s’était opposé au putsch militaire qui avait enterré la démocratie uruguayenne au début des années soixante-dix. Résultat : treize ans d’emprisonnement, avec tortures, sévices, etc. Dans cette prison, les souvenirs de ces treize années d’horreur resurgissaient brusquement d’un lieu où ils n’étaient pas enfouis très profondément. Son ami de toujours, colonel lui aussi et également présent, s’empressait de soutenir son compagnon et de le sortir rapidement du bâtiment. Un autre colonel, argentin celui là, avait une histoire similaire : comme Gustavo, lui aussi inspectait les cellules tel un quidam se promenant dans le musée du vin ou de la chaussure. La vision de ses hommes – un moment, tous les trois étaient précisément dans mon champ de vision – avait quelque chose de surréaliste. Tout comme la rencontre qui allait se dérouler un peu plus tard.

Un fois la visite de la prison terminée, le groupe se retrouvait éparpillé dans la vaste cour, au milieu de laquelle broutait un cheval de trait et où courraient deux ou trois chiens malingres. Sinon, quelques jeunes et moins jeunes se promenaient en discutant. Après quelques minutes, El Chago signala l’heure du rassemblement. La rencontre avait lieu au milieu de la cour. Malgré le vent et une température relativement fraîche – environ 15 degrés – l’endroit n’était pas désagréable.

Les « jeunes » - qui avaient entre 18 et 35 ans - à l’exception d’El Chago – étaient déjà assis sur des espèces de gradins en aluminium, le genre qu’on trouve dans les petits stades de football ou de rugby de village. Les gradins tournaient le dos à la montagne et faisaient face à la prison. En face, établies en demi-cercle, une vingtaine de chaises vétustes allaient accueillir notre groupe de « militaires ». Les jeunes, répartis entre hommes et femmes, étaient uniformément bruns de peau et de cheveux. Or, au Chili, le teint de la peau a tendance à refléter la classe des individus, la majorité des « métis » d’origine espagnol et indienne constituant le gros de la classe populaire, alors que les émigrés européens de fraîche date – Allemands ou Suisses par exemple – mais aussi l’upper-class traditionnelle d’origine basque ont plutôt le teint clair : à voir les publicités, le Chili ressemblerait d’ailleurs plutôt à un pays scandinave. Il y quelques années encore, l’idée d’avoir du sang indien était très mal perçue et un sujet pratiquement tabou. Dorénavant, beaucoup y voient au contraire une certaine fierté, d’autant que les Indiens du Chili, les fameux Mapuche, sont parmi les seuls d’Amérique à ne pas avoir été vaincus par les Conquistadores.

Les jeunes avaient dans leur ensemble les cheveux noirs donc, et surtout très longs. Un certain nombre d’entre eux portaient des vêtements avec des motifs indiens, très colorés. En face les « militaires » étaient tous assis sur leur chaise, de manière horizontale donc, là où les autres étaient à la verticale sur leur espèce de pyramide en aluminium. Je notais l’aspect paradoxal de la chose étant donné la hiérarchie inhérente aux forces armées et l’amour de la gauche – et ces jeunes ne pouvaient être que « de gauche » - pour l’égalitarisme. Les « militaires » avaient tous dépassés la cinquantaine, et arboraient uniformément le cheveux court, ou éparse, et gris. Leurs vêtements étaient de couleur pâle même si personne ne portait d’uniforme. Rien dans leur visage ou leur attitude ne trahissait leur appartenance aux forces armées.

A peine avions nous pris place qu’une épaisse couche de brouillard avait recouvert le ciel, donnant une impression encore plus étrange au tableau. Une jeune femme assise au bas des gradins donnait le sein à son bébé. Deux interprètes étaient également présents – une française et un chilien passé par l’école de Hautes Études en sciences sociales à Paris - ainsi qu’une cameraman – l’amie d’El Chago vue la veille – qui se déplaçait à pas de félin au milieu de l’assemblée. El Chago justement prit la parole pour nous servir un discours marxiste éculé qui ne semblait même pas vraiment atteindre les jeunes. Les propos du Chago sur les militaires me faisaient penser que notre conversation de la veille lui était passé complètement à côté. Son discours sur la nécessité de recourir à la violence armée était aussi ridicule que bizarre face à cette assemblée de professionnels de la violence. La tension était élevée. Le brouillard qui recouvrait désormais les flancs montagneux semblait peser sur la rencontre. Le dialogue était bien mal engagé.

Au tout début du “dialogue”, une jeune femme remontée contre les militaires attaqua ouvertement ses interlocuteurs. Il était évident qu’un immense fossé séparait ces deux groupes, tout au moins du point de vue des jeunes. Je faisais un calcul rapide de leur âge : en fait ils avaient pour la plupart grandi dans l’après Pinochet. Je réfléchissais sur l’ironie de la situation : ces jeunes qui avaient peu ou pas connu la dictature pour la plupart voyaient ces hommes comme des bourreaux et des lâches alors qu’en fait ces derniers étaient pour la plupart des victimes, parfois des héros, qui avaient résisté au prix de leur carrière et de leur vie. Le malentendu était total et il fallait bien constater que le Chili n’avait pas encore réussi à panser ses plaies. Il est vrai que les forces armées avaient joué un bien sale rôle durant l’épisode Pinochet, sans parler des cas argentins et uruguayens.

Dans un autre registre, il était évident que le boom économique n’avait touché qu’une petite portion de la population, laissant une grande partie sur la touche, dont ces jeunes. Mais comment expliquer que la démocratie dont on attend tant est indifférente aux inégalités sociales ? Et comment faire comprendre que tous les militaires ne sont pas des salauds en puissance ?

Lors du colloque organisé dans un hôtel de Santiago, nous avions passé trois jours à discuter de manière intelligente des relations entre les militaires et la société civile et à échafauder des plans sur l’intégration politico-économique de l’Amérique latine. Dans cette cour de prison, cette discussion semblait brusquement stérile. Ici, la tâche était beaucoup plus rude : comment transformer le champ mental de toute une génération conditionnée à haïr les militaires et, de manière générale, toute autorité politique ou autre ? Pourtant, c’est bien le type de problèmes auxquels sont confrontées toutes les sociétés ayant subi la guerre, la guerre civile, et la violence politique en général. Lors du colloque, nous avions déjà eu du mal à nous entendre sur le rôle que pourraient jouer les militaires pour la construction de la démocratie et de la paix. Et voilà que nous nous trouvions en face d’individus ne croyant même pas en la démocratie et pour qui la “société civile” est une entité insignifiante face aux élites dirigeantes qui prétendent tout régenter.

Or, d’un seul coup, comme par magie, le dialogue s’enflamma. Carlos, un jésuite colombien professeur d’éthique à l’Ecole militaire, fit une intervention virulente sur l’impasse dans laquelle les guérilléros marxistes avaient placé son pays. Puis, l’un après l’autre, les “militaires” parlèrent de leur propre expérience en tant que militaires et “dissidents.” Tout en libérant l’atmosphère, ces discours successifs étaient pesants aussi : non seulement l’histoire de ses hommes était lourde mais ce genre de discours bousculait certaines idées reçues. Pourtant, les visages de nos interlocuteurs s’ouvraient peu à peu. Alors qu’au départ, ils regardaient ces hommes aux cheveux gris comme des bêtes curieuses, c’était maintenant à eux de faire preuve d’une certaine curiosité. Ils se mirent à poser des questions tout en faisant part de leurs craintes, de leurs désillusions sur le passé, le présent et le futur aussi. Une véritable conversation était en train de naître. Tous, d’un seul coup, étaient sur la même longueur d’onde. Tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, militaires et civils, de gauche ou de droite désiraient en fin de compte la même chose : reconstruire leurs sociétés sur des bases saines et équilibrées. Je pensais au film “Le Festin de Babette” lorsque les visages de ces puritains scandinaves s’ouvrent soudainement dès lors que leur palais vierges sont exposés à la grande gastronomie. Ici, les visages sombres s’éclairaient peu à peu devant le langage animé des têtes grises. Pour les observateurs “extérieurs”, la réunion ressemblait en quelque sorte à l’une de ces retrouvailles familiales qui suit des années de troubles et d’obscurité. Nous - les Européens - faisions même un peu figure d’intrus dans ce moment chargé d’émotion alors que nous envisagions au départ un dialogue rationnel sur le rôle des militaires dans les démocraties…

Alors que l’heure du déjeuner était largement dépassée, il fallu bien clôturer la cession. Après, tout naturellement, se formèrent des petits groupes de deux, trois ou quatre personnes. Éparpillés dans la cour, on pouvait voir tous ces groupes concentrés sur leur sujet, autant d’interlocuteurs qui ne se seraient même pas adressé la parole deux heures plus tôt. Dans le ciel, les nuages entouraient toujours la ville de sa chape de plomb. En bas, sur le port, la campagne politique battait son plein. Quelques semaines plus tard, le 15 janvier, une femme était élue pour la première fois à la présidence du Chili : fille d’un général torturé et exécuté par Pinochet, Michelle Bachelet était elle-même passée par les geôles de la dictature. Porteuse d’un grand message d’espoir, la nouvelle présidente devra avant tout panser les plaies encore fraîches de son pays et dresser toutes sortes de passerelles entre la société civile et les gouvernants ou entre les jeunes et les moins jeunes. Notre “moment” à Valparaiso démontre à une toute petite échelle à la fois la difficulté de la tâche et les possibilités qui s’offrent à la nouvelle dirigeante.

Arnaud Blin,
16 janvier 2006.

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